Elle restait plantée devant cette porte en bois, la tête droite, le regard vitreux. Et maintenant, sur quoi allait-elle tomber ? Sigyn hésitait à aller le découvrir. Entre sa course effrénée avec l’humain, son entrevue tendue avec Solveig qui l’avait menée dans un château lugubre, et enfin sa rencontre avec un monstre, Sigyn avait épuisé sa patience légendaire. Elle était profondément lasse et fatiguée par le flot d’émotions trop intenses qu’elle avait éprouvé en si peu de temps. Le pire étant que, pendant quelques instants, elle avait réellement cru que Loki était perdu. Et elle avait eu l’impression de mourir aussi. La seule chose qui lui avait fait garder espoir, c’était que rien de tout ce que Cletus avait prétendu ne tenait debout. Comment pouvait-il connaître son époux? Et s’il avait vraiment rencontré Loki, pourquoi cet énergumène vivait-il encore ? Sigyn ne connaissait que trop bien son mari et les limites de sa patience, et si elle-même avait été tentée de mettre le coup de grâce au mutant, son mari aurait déjà dû l’avoir achevé depuis longtemps. La logique des choses faisait qu’ils ne pouvaient pas cohabiter ensemble, cela était contre la nature même de Loki. Et pourtant, après un échange musclé avec Cletus, celui-ci avait finalement daigné révéler que son époux vivait bien au château, et qu’elle avait juste eu la malchance d’emprunter le mauvais couloir. Ce qu’elle avait pris pour une agression n’était en réalité pour lui qu’une plaisanterie de bienvenue. Au final, elle se retrouvait dans la demeure d’un homme qu’elle n’avait même pas pu saluer, une demeure habitée par des gens méprisables, et son mari vivait parmi eux… Quelque chose devait échapper à Sigyn. Quelque chose qui rendait tout cela possible. Mais si le mutant avait tout simplement menti ?

Il lui avait indiqué le vrai chemin à prendre, mais encore une fois, cela semblait trop facile n’est-ce pas ? C’est pourquoi la déesse se tenait devant ce qui devait être les appartements de son mari sans vraiment y croire. Cletus avait bien plus d’une plaisanterie douteuse dans son sac, et celle-ci aurait très bien pu en être une autre. Sigyn eut l’impression de rester une éternité ainsi, or il ne s’écoula en réalité qu’une quinzaine de secondes avant qu’elle ne pose prudemment la main sur la poignée. Et même si, par miracle, son mari se trouvait effectivement là, la déesse n'avait vraiment pas de quoi être fière ! Elle était affublée de vêtements humains mal assortis. Sa robe était à moitié en lambeau et, par-dessus le marché, elle sentait les produits d’hygiène masculins pour avoir pris une douche chez Johnny Storm. En d’autres termes, elle n’avait jamais été aussi lamentable d’aspect de toute sa longue vie. Bien sûr, elle avait crée une illusion autour de sa personne. N’importe qui jurerait que Sigyn respirait l’élégance dans sa petite robe noire, ses escarpins assortis et ses cheveux impeccablement relevés. Mais personne n’avait le regard du maitre de la tromperie. Il ne serait pas dupe, certes, mais avec un peu de chance, il n’y accorderait pas d'importance. Et puis, même si ce n’était pas le cas, la blonde était prête à endurer n'importe quelle moquerie : le fait d’avoir cru en sa mort l'aidait à relativiser. Il y avait pire.

Tout ce qu’elle voulait, c’était de voir qu’il allait bien. Elle avait seulement besoin d’être rassurée. Redressant le menton avec dignité, c’est après une légère inspiration qu’elle actionna finalement la poignée et ouvrit lentement la porte. Un grincement effroyable accompagna la découverte de l’intérieur des lieux, mais Sigyn l’entendit à peine. La pièce avait beau être spacieuse, le regard de la blonde s’était directement porté sur cette silhouette familière qu’elle voyait pour la seconde fois. Sigyn resta immobile sur le seuil.

« Loki… », murmura t-elle.

Son ton était bas et ses yeux légèrement plissés, comme l’on interrogerait un mirage sans vraiment attendre de réponse. Et pourtant, celui-ci semblait si réel… Elle pencha légèrement la tête, curieuse, et fit un pas dans la pièce. S’il s’agissait d’une autre illusion, c’était de loin la plus parfaite qu’elle n’avait jamais vu. N’était-ce pas d’ailleurs Ikol sur son épaule? Sigyn s’approcha davantage et sentit peu à peu toute la pression de la journée s’évacuer tandis qu’elle réalisait qu’il s’agissait bien de lui. Après tous les détours, toute la violence, toutes les craintes… elle était arrivée au bout du chemin. Son soulagement était tel qu’elle ressentit comme un bouleversement intérieur, c’était comme respirer pour la première fois après une éternité d’apnée. Les larmes lui montèrent aux yeux et l’immense joie éprouvée aurait pu les en extirper si Sigyn n’avait pas une aussi bonne maitrise d’elle-même. La déesse se retint donc vaillamment de pleurer et ravala la boule qui lui prenait la gorge pour s’adresser à lui d’une voix calme, parfaitement mesurée :

« Si tu savais…  »

Son mari l’observa d'abord avec réserve et méfiance, comme s’il attendait lui aussi le piège de l’illusion. Et puis, après un bref instant, son visage s’éclaira légèrement en la reconnaissant. Sigyn était à moitié clouée au sol sous le coup de l’émotion. Elle ressentait comme une bouffée de fierté en se tenant ainsi devant lui après toutes les épreuves endurées ! Depuis combien de temps n’avait-elle pas été si heureuse ? Elle était comme une enfant qui découvre le bonheur. Loki se doutait-il de ce qu’elle avait traversé pour arriver jusqu’à lui ? Peut-être un peu. C’est d’ailleurs lui qui rompit la distance qui les séparait, l’accueillant de tendres paroles.

« Quel bonheur de te retrouver, ma douce... » dit-il en souriant vaguement.

Les lèvres de la déesse s’étirèrent également en un sourire, plus franc et tendre. L’euphorie la maintenait passive, mais n’endormait pas sa conscience pour autant. Loki saisit sa main et les doigts de Sigyn se resserrèrent furtivement autour des siens. Elle avait l’impression qu’une éternité s’était passée depuis la dernière fois qu’elle avait été confrontée à lui et elle sentit son cœur s’emballer au contact inespéré de ses lèvres sur sa peau. Fascinée, elle pencha la tête, approchant légèrement son visage du sien, le regard incrédule. Sigyn avait tant attendu cet instant qu’elle avait l’impression d’être au beau milieu d’un songe. Elle scrutait le visage noble de son mari comme si elle le voyait pour la première fois, s’imprégnant de ses traits, se convainquant de la réalité de l’instant. Elle n’eut même pas la présence d’esprit de lui répondre tout de suite, il fallut attendre qu’il reprenne la parole pour qu’elle se ressaisisse.

« Je n’ai cessé d’espérer ton retour à mes côtés. »

La déesse scrutait ses yeux, passant de l'un à l'autre comme pour tenter d'y déceler la sincérité. De si belles paroles ! Quoique probablement étranges au vu des circonstances qui avaient séparé les deux dieux. L’ambition de Loki l’avait tuée, il le savait. Et savait-il aussi qu’elle reviendrait à la vie ? Beaucoup d’asgardiens n’avaient pas eu la chance de se voir offrir la résurrection. Sigyn le connaissait si bien qu’elle aurait pu détecter le moindre de ses mensonges si elle le souhaitait. Elle n’était pas aveugle. Au contraire, elle ne voyait que trop bien. Alors elle fermait les yeux la plupart du temps. Encore cette fois, c’est ce qu’elle se décida de faire. Après tout, la vérité lui importait peu.

Le sourire de la blonde s’agrandit. Gardant la main de son époux dans la sienne, elle avança d’un pas pour déposer l’autre sur sa joue en une tendre caresse.

« Et moi donc !  Je suis si heureuse de voir que tu vas bien. Pendant un moment, j’ai cru que… »

Le reste de sa phrase resta coincé dans sa gorge. Ses yeux bifurquèrent sur le côté au souvenir de son arrivée au château et elle secoua légèrement la tête pour signifier que cela n’avait pas d’importance. Il se portait bien, c’était tout ce qui comptait. À cette pensée réconfortante, elle ramena aussitôt son attention vers lui. Il y avait comme une forme d’accomplissement empreinte sur le visage de la déesse, avant que l’amusement ne s’y joigne.

« Si tu savais par quoi je suis passée pour venir ici », dit-elle alors. Loki devait sûrement le deviner un peu : le regard de Sigyn avait toujours été si expressif ! En cet instant, il brillait d’enthousiasme et reflétait le voyage et l’aventure. «  Il va clairement falloir que je revois mes sortilèges », ajouta t-elle, rieuse.

Elle ne croyait pas si bien dire ! La blonde se souvint alors que si elle avait bien arrangé son apparence, elle avait toutefois oublié de falsifier son odeur. À cette réalisation, elle cligna des yeux, le sourire figé. Quelle honte de se présenter ainsi devant son mari ! Elle retira doucement la main de sa joue en se mordillant la lèvre et dut se faire violence pour ne faire aucun mouvement de recul. Allons, il avait déjà dû flairer que quelque chose clochait, elle n’avait qu’à se montrer moins négligente. De toute façon, Loki ne devrait pas lui en tenir rigueur, il savait qu’elle venait de loin. Reprenant rapidement contenance, son visage se détendit en une expression plus naturelle. À ce stade, rien ne pouvait lui miner le moral.

« Allons, cesse de te cacher, tu es et restera ma promise, quoi qu’il advienne. »

« Sortilèges ? Mon maître est là pour vous, dame Sigyn. »

La déesse gratifia la pie d’un petit sourire avant de ramener les yeux sur son mari. Si elle avait été à sa place, Sigyn aurait fait semblant de ne rien avoir remarqué, elle ! Les actes de la déesse avaient toujours une bonne visée, Loki le savait bien. Si elle choisissait de ne pas se dévoiler à lui, il devait donc bien se douter un tant soit peu de la catastrophe. À cette pensée, Sigyn fit une moue boudeuse. Mais bien sûr, ce n’était que de façade. Son esprit était toujours embué d’une joie qui ne risquait pas de redescendre de si tôt. Par amour pour lui, mais également pour elle-même, Sigyn ne pouvait accepter. Elle prit connaissance de l’endroit en s’avançant un peu tandis que son mari allait ouvrir les rideaux, projetant la lueur blafarde de la lune dans la pièce. Sigyn fut surprise de l’avancée de la nuit : il faisait encore jour quand elle était entrée dans le château. La planète Terre était bien étrange ! On ne pouvait pas mettre un pied dans un lieu sans devoir affronter un obstacle. C’était comme si le moindre mouvement avait un prix. Si la distance que Loki avait mise entre eux contrariait légèrement la déesse, celle-ci ne laissa rien transparaitre.

« Je ne tiens pas à te faire regretter ces paroles, mon tendre époux », rétorqua t-elle d’un léger signe de tête négatif.

Ce genre de protestation n’était pas toujours forcément bien accueilli par Loki, à qui on ne devait rien contester. Mais avant d’être docile, Sigyn était avant tout une femme prévenante. Il lui arrivait donc de refuser des choses à son mari quand elle jugeait que cela privilégiait le bien de celui-ci. Une bonne épouse ne se présentait pas dans un accoutrement dépravé, quelle qu’en soit l’excuse. Sitôt qu’il l’invita à se mettre à l’aise, la jolie blonde décida d’aller s’installer sur le fauteuil près duquel il se tenait quand elle était entrée dans la pièce, et croisa les jambes avec élégance. D’emblée, Sigyn savait que cette conversation serait plus fructueuse pour elle que pour son mari, car il rejetterait la plupart des informations tout en se voyant obligé d’apporter des éclaircissements sur ce qui échappait à la déesse.

« Tu n’imagines pas », elle tourna la tête, fixant un point sur le côté comme pour se remémorer son aventure.  « La vie à Asgard a repris un cours relativement normal suite aux nombreuses résurrections. Mon sort pour te retrouver manquait de précision, et au lieu d’arriver ici, je me suis retrouvée au beau milieu de … New-York.  »

Elle avait buté sur le nom de la ville, n’étant pas sûre de s’en souvenir. Elle ne l’avait entendu qu’une seule fois. La déesse prit soin d’épurer son récit des nombreux détails inutiles que l’émotion lui tentait de glisser.

« J’y ai rencontré un homme très mal en point, ils avaient été attaqué par ses semblables alors je l’ai aidé. C’est Jonathan Storm, il fait partie de la Résistance. »

Elle ouvrit à nouveau la bouche, prête à développer ce qu’elle avait appris sur ce sujet mais se rattrapa bien vite. Loki devait mieux savoir de quoi il en retournait, elle ne lui apprendrait rien là-dessus. Mais connaissait-il Johnny ? L’humain s’était targué d’être assez populaire sur Midgard, ses exploits étaient-ils parvenus aux oreilles de son époux ? Peut-être n’était-ce pas le cas. Après tout, les résistants défendaient une cause bien à eux dont Loki devait se moquer éperdument ! Le visage de Sigyn s’anima en se souvenant de leur fuite sous une pluie de balles ennemies et elle ramena son regard sur son mari.

« Il maîtrise le feu  », lui dit-elle alors avec un enthousiasme qu’il ne partagerait certainement pas, « Oh Loki, je l’ai vu s’embraser tout entier ! C’est incroyable. Un simple humain… J’ignorais que cela était possible venant d’eux.  »

Lui le savait sans aucun doute : il vivait bien dans la même demeure qu’un métamorphe. À croire que les humains n’étaient pas aussi démunis que les écrits d’Asgard le laissaient soupçonner ! Se souvenant d’un détail, la déesse leva l’index pour signifier une interruption de son récit puis plongea la main dans son sac à main noire. La forme originelle de celui-ci, habilement dissimulée, était suffisamment grotesque pour que Sigyn soit confortée dans l’idée qu’elle avait bien agi en ne montrant pas sa véritable apparence. Elle sortit alors la carte de l’état de New York que Johnny lui avait donné et la déplia à moitié.

« Il m’a laissé ceci, au cas où j’aurais besoin de lui  »,  elle désigna du doigt une série de numéro écrit à la main sur le coin de la carte. « Sais-tu de quoi il s’agit ? J’ai pensé que c’était peut-être des coordonnées  », raisonna t-elle.