Pour leurrer le monde, ressemble au monde ; ressemble à l’innocente fleur, mais sois le serpent qu'elle cache.
William Shakespear.
___song
GretaJe n’ai pas toujours été comme ça, je n’ai pas toujours vécu ainsi. Cette peau, sans rides depuis plus de cinquante ans, ne doit tromper personne : j’ai vécu, j’ai vu plus que je ne l’aurais voulu, mais il fut un temps où je ne pensais pas à tout ça. Il fut un temps où tout allait de soi. Il fut un temps où je n’étais qu’une petite fille qui regardait les insectes dans l’herbe. Il fut un temps où Maman nous appelait pour le dîner. Elle criait de son petit accent souabe : « Greta, Wilma! Medale, komm hier », et nous accourions gaiement. Le bon, vieux temps, l’époque révolue de notre enfance.
Notre père était linguiste, notre mère potiche. Je n’ai pas d’autres mots pour décrire son sourire avenant au moment d’accueillir quelque éminent professeur venu converser de langues étranges. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle en savait plus qu’eux sur beaucoup de points, mais qu’elle avait appris à se taire. L’Histoire ne retiendra d’elle qu’un nom anonyme noyé dans le registre d’état civil, mais il y avait dans son regard un feu qui ne dormait pas.
Moi, j’aimais les animaux. Tous les animaux : je passais mes journées à les observer, mes nuits à en rêver. Avec ma sœur, parce qu’il fallait bien quelqu’un pour me surveiller. Au moins ça lui donnait un prétexte pour conter fleurette. Wilma, chère Wilma… si tu vis encore, tu dois être bientôt centenaire.
Elle a grandi, et moi aussi. Elle est devenue institutrice, et moi j’ai voulu partir faire des études à Berlin, des vrais, de celles qui vous font appeler « docteur ». Père était fier, Maman moins. C’était une fille du terroir, elle savait flairer là où le vent tournait. Elle m’a juste soufflé, « Méfie-toi de ces gens-là ». Dans ma grande naïveté, je ne voyais même pas de qui elle parlait.
J’étais une enfant des jeunesses hitlériennes. Je ne voyais pas le mal, on chantait des chansons, on faisait du sport. Ils avaient interdit les expériences sur les animaux. Je ne savais rien, je gobais tout… et surtout, j’observais. J’assimilais peu à peu une théorie indigeste, qui mettait petit à petit des noms sur des intuitions fugaces mais qui m’ouvrait aussi d’autres perspectives auxquelles je n’avais jamais pensé. Je rêvais en grand, j’explorais les modèles comportementaux comme d’autres visiteraient des ruines antiques : avec un respect mêlé d’excitation.
J’étais une étudiante douée, reconnue comme prometteuse par mes professeurs. Je voulais continuer, malgré la guerre et les restrictions, et je me battais sans relâche pour obtenir toutes les bourses nécessaires pour m’orienter vers la sociobiologie. Wilma me traitait d’égoïste, ma mère me toisait et mon père ruminait, mais je restais sourde à leurs avertissements respectifs. Déjà je voulais tout, tout de suite, sans réaliser le danger de soulever tant de poussière en ces temps-ci.
Je commençais à me spécialiser en éthologie de la prédation quand
on m’a contactée. C’était une bourse qui ne se refusait pas, une réquisition qui taisait son nom.
On m’offrait un travail rémunéré avec un sujet d’étude unique à la clé, en échange de mon identité. Je suis partie, sans un mot d’adieu à ma famille. Je ne voulais pas affronter le regard déçu de ma mère. Son aînée, au moins, avait eu le courage de se battre jusqu’au bout avant de prendre le maquis. Je n’étais plus Autrichienne, je n’étais même plus une fille de la montagne. Je m’appelais Kelly Rotten et j’appartenais à HYDRA.
KellyJe n’ai pas tout de suite compris ce qu’ils cherchaient à faire. J’étais jeune, naïve, pleine d’un état d’esprit positiviste. Ils avaient des moyens, beaucoup de moyens, et pouvaient se permettre d’entretenir une ménagerie dont je n’aurais jamais osé rêver en ces temps de guerre : tigres, loups et serpents disposaient d’un espace convenable et de viande fraîche régulière. Ils s’intéressaient aux effets de l’enfermement sur l’instinct des grands prédateurs – sujet qui ne m’intéressait pas plus que cela, mais c’était une expérience que je ne pouvais pas négliger. Une étape de plus vers mon propre laboratoire pour la jeune chercheuse que j’étais.
C’est alors qu’il est arrivé. Il se trouvait dans une partie de la base qui ne m’était pas accessible, mais ils me l’ont montré quand même. Après la signature de cinq clauses de confidentialité au moins. Il ne ressemblait à rien de connu, et sonnait comme une promesse d’exclusivité. Je me souviens encore de notre première rencontre, qui avait commencé par une bêtise : quand l’agent Jeff Wurther m’a dit « Je vous présente
Nummer Sechs », qu’est-ce qu’il m’est passé par la tête pour demander où se cachaient Ein, Zwei, Drei, Vier et Fünf ? Le regard méprisant qu’il m’a alors lancé m’a définitivement fait passer le goût d’ouvrir ma grande gueule.
Je sais maintenant que cette impertinence aurait pu me coûter ma place dans le programme – et bien plus encore – si elle n’avait pas été suivie d’un acte de courage : je suis rentrée dans la cage. Ils voulaient que je l’étudie et j’allais l’étudier, mais tout d’abord je ne devais connaître son régime alimentaire. Il me fallait une déjection, et aucun autre n’aurait eu le cran d’aller la chercher pour moi. Même avec ses entraves, il leur fichait la trouille.
Je l’ai fait, avec pour seule arme la folie de ma jeunesse. Mon expérience des prédateurs terrestres m’avait appris à éviter certains gestes ou à oublier ma peur, mais face à lui cela ne comptait pas. Je l’ignorais, et c’est peut-être cette insouciance qui m’a sauvée. Tout le long je lui ai parlé d’une voix douce et il n’a pas bougé. Ce n’est que quand la porte s’est refermée derrière moi qu’il s’est mis à hurler.
L’agent Wurther m’a alors retirée de tous les programmes en cours pour me demander de me consacrer à Nummer Sechs, et uniquement à lui. Je lui parlais, souvent, et je l’observais beaucoup. Dormir, faire sa toilette… manger. La première fois que je l’ai vu chasser, jouer avec sa victime, la désosser méthodiquement, j’ai vomi. Je ne pouvais pas soutenir le spectacle, prendre ce détachement scientifique si nécessaire à ma profession. C’était pas un bœuf, c’était pas une souris de laboratoire. C’était un homme, une personne capable d’appeler à l’aide jusqu’au bord de l’agonie !
Je suis retournée à mes grands fauves pendant quelques jours encore, avant qu’ils me rappellent à l’ordre et me demandent de revenir à ce pourquoi j’étais payée. C’est ce jour-là, je crois, qu’ils ont évoqué pour la première fois les risques qu’encourait ma famille si je ne marchais pas droit. Je suis retournée parler à l’animal, qui était fort agité. Il ne me regardait pas, pourtant je sais qu’il m’écoutait.
Je ne parlais pas la langue de Berlin, mais ce mélange chantant de souabe et d’allemand standard qu’utilisait ma mère. Tout plein de douceur et de diminutif… Quand je leur ai demandé ce qu’ils voulaient que je lui dise, ils m’ont dit qu’ils s’en fichaient tant que je parlais, alors je me laissais aller. Des souvenirs d’enfance, l’air frais de la montagne, le chant d’un oiseau : enfermée dans ce bunker froid et sans âme, je me laissais enfin aller au moment de conter à « Sechsle » ce qu’était la vie au-dehors.
Au début, j’imagine que les agents présents surveillaient mes dires, au moins de loin, mais ensuite ils ont cessé d’écouter. Ils ont surtout cessé d’en avoir la capacité : ils n’entendaient que ma voix, la partie émergée de l’iceberg, sans imaginer ce que je disais au-delà des mots. Je parlais d’oiseau pour évoquer la liberté, de fourmis pour me plaindre de notre captivité ou de falaises tranchantes pour exprimer ma colère… et puis il y avait ses réponses, ses soupirs rauques, la manière dont il inclinait la tête ou aiguisait ses griffes – tout ce que me disait son être et que j’omettais dans mes rapports.
Je me suis mise à voir par ses yeux. Quand le sas s’ouvrait sur le bétail, je n’entendais plus les suppliques mais le ronronnement jouissif de son ventre. Je ne regardais plus la terreur de leur visage, mais la précision de ses griffes. Je me surprenais à hocher la tête après une exécution particulièrement réussie, et même à sourire. J’avais parfois envie de prendre le micro pour lui dire à quel point j’étais fière, mais en fait cela se passait de mots.
À force de côtoyer le monstre, j’en étais devenue un. Cela n’avait pas échappé aux autres agents, et ils prenaient soin de me garder à distance. Je m’en fichais pas mal, tant que je pouvais parler à Sechsle. Sechsle,
mein Schatzle, mon seul et unique ami. Mon compagnon de cellule dans cet Enfer.
Je devenais irritable, m’insurgeais intérieurement du sort qui nous était réservé. La prudence la plus élémentaire m’interdisait de le révéler au grand jour, bien sûr, mais parfois le fond de ma pensée resurgissait au hasard d’une dispute avec mon chef de service : il avait besoin d’air, d’espace, il n’était pas fait pour vivre enfermer… un jour, je leur ai même révélé qu’ils ne comprenaient rien à sa véritable nature, et que tôt ou tard ils allaient payer cette erreur.
Je crois que j’aurais fini soit par le libérer soit par me faire tuer, si la débâcle allemande n’avait pas tout arrêté. La base était en danger, et nous avons tous été évacués en ordre dispersé. Plus jamais je n’ai revu Nummer Sechs depuis.
AnjaHYDRA m’a abandonnée aux portes de l’Amérique avec les papiers d’Anja Liebermann, « survivante » de la Shoah. Leur cynisme n’avait que peu de limite, mais je devais reconnaître qu’ils m’avaient en cela bien payée pour mes services : cette femme, sans doute morte dans l’anonymat, avait à son actif un doctorat en éthologie. J’ai laissé derrière moi le souvenir cauchemardesque de la base pour intégrer la University of New York. Une vie de chercheuse ordinaire, avec ses sujets ennuyeusement rassurants, s’offrait à moi ; je n’en demandais pas plus.
J’ai cru redevenir humaine, mais on ne retourne pas en arrière. Jamais. Au plus profond de mes rêves, dans le secret de la nuit, Nummer Sechs me hantait encore. Je ne pouvais pas faire comme si tout cela n’avait jamais existé. J’avais trop vu, trop senti, trop vécu pour ignorer l’animal qui dormait en moi. C’est quand des rumeurs sur un nouveau groupe terroriste ont commencé à circuler que j’ai compris ce que signifiait « appartenir à l’Hydre » : immédiatement je me suis mise à réorienter mes recherches, à faire du bruit, à adopter les postures scientifiques les plus audacieuses pour attirer leur attention. Ils n’ont pas tardé à me contacter, et j’ai demandé de reprendre mon travail là où je l’avais laissé.
Sous le nom de Kelly Anya Rotten, je suis retournée sur la base et repris mon premier sujet d’étude : des prédateurs tout ce qu’il y avait de plus terrestre. Leur mémoire était trop courte ou trop sélective pour se souvenir de ma principale contribution à l’organisation, mais j’ai prétendu ne pas m’en soucier pour mieux gagner leur confiance. Je n’étais plus jeune ni naïve, et immédiatement j’ai demandé et obtenu des informations sur la finalité de mes recherches : ils voulaient créer de super-soldats, mêlant l’efficacité de l’animal au fanatisme de leurs agents. Loin de m’effrayer, cette perspective a doublé mon intérêt pour mes chères créatures.
J’ai adapté les protocoles pour obtenir exactement ce qu’ils voulaient : des réactions-type de l’instinct prédateur, qu’ils pourraient ensuite comparer à celles de leurs cobayes – d’abord pour choisir les plus aptes à supporter le traitement, ensuite pour évaluer le taux de réussite de l’opération sur eux. Prise dans l’effervescence de la découverte, je me suis moi-même portée volontaire et ai satisfait à tous les tests, médicaux comme psychologiques, pour faire partie des heureux élus : ils ont, avec les moyens rudimentaires de leur temps, combiné mon A.D.N. à celle d’un serpent.
Red PythonBeaucoup n’ont pas survécu à ces premiers essais, mais je n’avais peur de rien : je n’avais rien à perdre, pensais-je, tout à gagner. Je voulais leur prouver mon courage et ma détermination, me montrer digne de leur confiance et devenir un élément à part entière de quelque chose de plus grand. Par-dessus tout, je voulais savoir ce qu’ils avaient fait de Nummer Sechs.
Non seulement ai-je survécu à leurs tâtonnements d’apprenti-sorciers, mais en plus ai-je dépassé leurs espérances : mon corps avait assimilé les deux parts de mon être, et plutôt que de les hybrider en un être monstrueux il avait appris à les séparer, en apparence au moins. J’étais ou la femme, ou le serpent, mais sous l’une ou l’autre forme je conservais les attributs de l’autre – ruse et force, esprit calculateur et crocs rétractables. Après un peu d’entraînement je me transformais comme je le voulais, quand je le voulais. Rares étaient ceux qui pouvaient s’en vanter.
J’ai quitté les laboratoires pour devenir un agent de terrain. Pendant plus de dix ans, j’ai espionné, volé, et même tué pour le compte d’HYDRA. Bien sûr il y a eu des ratés, des super-héros meilleurs que d’autres qui m’ont contrainte de battre en retraite plus tôt que je ne le voulais, mais j’ai toujours réussi à tirer le meilleur parti de mes compétences et à faire payer rubis sur l’ongle chacune des victoires de nos adversaires. Mes supérieurs n’étaient pas mécontents de mon travail, mais ils ne me faisaient pourtant toujours pas confiance. Quelque part, ils me savaient trop indépendante pour faire autre chose que le sale boulot.
J’ai fini par perdre patience et par brûler les priorités pour obtenir ce que je voulais : après avoir longuement étudié leur fonctionnement, j’y ai trouvé une faille et réussi à obtenir un accès aux archives. Ils n’ont pas tardé à me repérer, mais j’avais déjà retrouvé Nummer Sechs. Je me suis échappée de la même manière que j’ai toujours échappé à leurs ennemis, avant qu’ils n’aient le temps de m’interroger : j’ai pris forme animale et j’ai plongé dans la grande bleue.
AnisonJ’ai dérivé plusieurs jours durant, puisant dans mes réserves, avant de tomber sur un bateau de croisière. Il faisait nuit noire, et quelques inconscients avaient laissé les écoutilles ouvertes pour profiter de l’air du large. J’ai rampé jusqu’à trouver une femme profondément endormie dans la solitude de sa cabine. Je ne cherchais que quelques vêtements et un endroit où me cacher, mais quand je l’ai vue tout est devenu différent : elle me ressemblait. Son front était peut-être plus large, son nez plus arqué et ses cheveux plus blonds, mais rien qui ne soit vraiment visible sur le passeport qui traînait au fond de son tiroir. Et elle sentait si bon…
Aussi délicatement que possible, je lui ai accordé un dernier baiser dans son sommeil et je me suis allongée à ses côtés. Sa chair tendre a apaisé mon appétit de plusieurs jours, et pour la deuxième fois de ma longue vie j’ai pris l’identité d’une morte.
Anison Walker, ressortissante américaine, est restée plusieurs jours durant enfermée dans sa cabine avant de descendre à la prochaine escale. Si elle a jamais eu de famille, ils n’ont pas retrouvé ma trace et c’est sans doute mieux pour eux. Je réfléchissais à Nummer Sechs et à ce que j’avais découvert sur lui dans les archives de l’HYDRA – c’est-à-dire pas grand-chose. Il avait jailli du thorax d’un prisonnier et aucune recherche n’avait pu identifier sa race ou sa provenance, qu’on supposait extraterrestre. On l’avait transféré dans une base dans l’Antarctique à la fin de la guerre, prison dont il avait réussi à s’échapper au début des années ’60. Le nom de Kelly Rotten était encore dans la liste de ceux qui ont été mêlés au projet. Une vague annotation me désignait comme son « point faible », mais ils n’avaient rien compris à la profondeur de notre lien. Je me croyais laissée dans l’ignorance, mais ce sont eux que j’ai trompé par omission.
Je désirais ardemment repartir à sa recherche, mais c’était de la folie. HYDRA n’abandonnait jamais un investissement comme le nôtre – je nous exposerais tous deux à une traque infinie si je soulevais trop de poussière. J’ai préféré attendre et les laisser m’oublier. Je suis retournée aux États-Unis, dans le Mid-Ouest plus précisément, où j’ai vécu de petits boulots sans prétention. La paranoïa me poussait à changer régulièrement d’adresse, au début du moins, jusqu’à ce que je réalise que s’ils avaient eu la moindre piste en ce sens, je serais déjà leur prisonnière depuis longtemps.
Les problèmes ont commencé quand les gens se sont mis à complimenter ma beauté après avoir vu la date de naissance sur mes papiers. Ce n’était encore que des flatteries, mais ça n’allait pas tarder à devenir des suspicions. J’ai mis peu de temps à me décider : j’ai pris la route 66 vers Los Angeles. J’y ai vendu mes pièces d’identité à la pègre locale en échange d’une nouvelle vie dans la clandestinité : dans ce monde-là, on ne pose pas de questions. Ma force et mon agilité leur ont rendu quelques services, bien que j’ai pris garde de leur cacher mon vrai potentiel.
EefjeCette vie de larcin m’a permis de gagner du temps, jusqu’à découvrir mon nouveau moi : Eefje Poels, comédienne néerlandaise qui avait noyé ses rêves hollywoodiens dans la cocaïne. Je n’ai même pas eu à la tuer : un gramme de poudre magique a suffit à la convaincre de me donner son identité, avec laquelle je suis partie postuler pour une place de professeur à la University of California. Mon champ de recherche avait bien évolué, depuis que j’avais quitté les bancs des séminaires pour ceux de l’HYDRA, mais j’avais bien préparé mon dossier en parcourant toutes les recherches récentes en ce sens. Au final, je les ai eus au bluff : juste après les avoir emballés avec un exposé poignant, inspiré d’un article que j’avais écrit dans les années ’50, je leur ai fait croire que j’avais oublié mes diplômes aux Pays-Bas. Ils n’ont plus jamais pensé à réclamer des preuves de ma formation.
Je prenais un drôle de risque en recommençant une vie d’universitaire, mais je ne pouvais pas m’en empêcher : c’était ma face humaine, comme Red Python était ma face animale, mais aussi une manière de rester proche de la Kelly que Sechs avait connu. Je restais bien sûr modeste dans mes sujets de recherche et je ne cherchais jamais à obtenir les récompenses et les bourses prestigieuses, pour ne pas attirer l’attention de mes anciens employeurs. Ces quelques mesures de sécurité m’ont offert un bon moment de répit, avant que ma couverture ne se fasse vieille, même avec le meilleur des maquillages.
HellenaJ’avais cette fois pris les devants et repéré une étudiante prometteuse, avec qui je partageais quelques traits physiques. Jamais je n’aurais cru qu’il était si facile de modeler quelqu’un à son image, mais Hellena Roughney était quelqu’un d’extrêmement vulnérable au don d’hypnose que je commençais à développer. Elle s’est spécialisée dans le domaine que je souhaitais, a fréquenté les gens que je voulais, s’est éloignée de ceux qui auraient pu flairer mes magouilles.
J’ai longtemps craint, au moment de prendre sa place, de ne pas avoir le cran d’aller jusqu’au bout… la femme sur le bateau était une inconnue, mais je connaissais Hellena. Du moins l’avais-je connue, à une certaine époque, avant d’en faire mon « héritière » ; à l’heure dite, elle n’était plus qu’une coquille vide, incapable de vivre en-dehors de mon influence. Pendant qu’« Eefje Poels » repartait passer du temps avec sa famille en Europe, je devenais le Pr. Roughney de la University of Virginia.
Cinq ans sont passés, depuis, cinq ans durant lesquels je me suis fait un nom dans la profession. Je n’ai plus aussi peur de l’HYDRA car j’ai maintenant un passé crédible, quasiment sans faille. D’ailleurs, qui sait s’ils me recherchent encore ? J’ai même repris mes recherches sur la prédation, bien que selon une approche fort différente.
Greta l’Autrichienne – Kelly la scientifique – Anja la survivante – Red Python le cobaye – Anison la dormeuse – Eefje la droguée – Hellena l’étudiante
Sept noms pour nonante années de vie, sept vies volées pour enfin en arriver là. La police de New York m’a contactée, en tant que spécialiste de la question, pour identifier un « monstre noir », prédateur d’un genre nouveau qui tue puis disparaît. Ce n’était pourtant qu’un rapport de légiste, un papier sans âme, mais il m’a arraché quelques larmes de joie.
Quelles autres dents peuvent laisser ces marques-là ?
Quelles autres griffes peuvent jouer comme cela ?
Voilà une heure que j’ai envoyé ce mail, une heure que je piaffe d’impatience en attendant la réponse. Toute ma vie a eu le temps de défiler, et je n’ai encore aucune des précisions demandées. En fait j’ai mieux, en sept mots exactement :
Professor,
Come and see by yourself.
Regards,À nous deux, New York. Si tu caches Sechs, sois sûre que je le trouverai.